Chris­t­ian Boeringer

  • Ancien Directeur Com­mer­cial du Lou­vre et de la Réu­nion des Musées Nationaux, Directeur du Fes­ti­val du Touquet

L’impression de l’avoir déjà vu !

La pre­mière fois que j’ai ren­con­tré Alain Godon, c’était au musée du Lou­vre. Nous avions pris rendez-​vous, par l’intermédiaire de ma fille aînée, devant l’entrée de l’aile Riche­lieu, rue de Riv­oli, en face du Palais Royal. J’avais eu un aperçu de son œuvre et de son style bien par­ti­c­uliers via des cat­a­logues que l’on m’avait mon­tré, mais je ne con­nais­sais pas encore l’homme dont je n’avais vu que quelques photos.

Ayant su que j’avais mes entrées au Lou­vre et que j’avais une véri­ta­ble pas­sion pour ce lieu mag­ique, tem­ple de la Cul­ture, Alain Godon, qui ne con­nais­sait pas encore les nou­velles salles des pein­tures avait demandé si j’accepterais de lui servir de guide cet après-​midi là. Et c’est ainsi que, un peu en avance, comme à mon habi­tude, je me trou­vais, sur le trot­toir de la rue de Riv­oli, à dévis­ager, parmi la foule qui tra­ver­sait par vagues ryth­mées par les feux tri­col­ores, tous les hommes, jeunes, cheveux sur les épaules, légère­ment bar­bus, un peu bohème, qui s’apprêtaient à s’engouffrer dans l’ombre du pas­sage Riche­lieu.
Enfin je décou­vris un homme, jeune, cheveux longs et bouclés, petite bar­bi­che, qui sem­blait sor­tir d’un roman, ou plutôt d’un film, de capes et d’épées, c’était lui, il était à l’heure ! Sur l’instant, j’ai eu l’impression fugace de l’avoir déjà vu.…
Disposant d’un peu plus de deux heures, il fut décidé que, après avoir plongé dans l’Histoire en par­courant les fos­sés de la forter­esse de Philippe Auguste, nous iri­ons con­tem­pler les chefs d’œuvre de la pein­ture française qui ornent les cimaises au deux­ième étage du Pavil­lon Sully, puis les salles con­sacrées aux pein­tres des écoles du Nord.
Après avoir quitté le bruit de la foule amassée sous la pyra­mide, nous nous sommes retrou­vés, dans un calme reposant, à con­tem­pler tout à loisir, sans risque de gêner ou d’être bous­culé, ces œuvres de Frag­o­nard, Wat­teau, Boucher, Le Nain, La Tour, Chardin, Ingres,.….qui ne dis­putent pas le vedet­tariat à Mona Lisa. Pra­tique­ment per­sonne devant les Van Eyck, Rem­brandt, Rubens,.…. et en face de «L’astronome» et de «La den­tel­lière» qui n’étaient là que pour nous, Alain me con­fi­ait la pas­sion et l’admiration qu’il avait, depuis tou­jours, pour Ver­meer. «Quand je pense qu’il y a près de 20 ans, j’étais là sur le trot­toir d’en face, près du métro, et que je dessi­nais sur le sol pour gag­ner quelques pièces afin de pou­voir vivre.«
Cette phrase, presque mur­murée, par Alain, au moment de nous quit­ter en face de la place du Palais-​Royal réveilla immé­di­ate­ment un sou­venir enfoui dans ma mémoire. Pen­dant mes années au Lou­vre, j’avais l’habitude de croiser des «copistes», chevalet posé devant l’œuvre dont ils avaient obtenu l’autorisation de copier». Il m’arrivait fréquem­ment de m’arrêter, d’admirer le tra­vail réal­isé, et d’échanger quelques mots avec l’artiste, ama­teur ou pro­fes­sion­nel. A la même époque, on voy­ait en toutes occa­sions , sur la Place du Palais Royal, des stat­ues grec­ques, romaines, drapées de tis­sus et cou­vertes de pein­ture blanche et de talc ainsi que des momies égyp­ti­ennes, qui, après de longs moments d’immobilité, s’animaient brusque­ment créant un mou­ve­ment de sur­prise chez les spec­ta­teurs occa­sion­nels. Parmi ces artistes, inter­mit­tents du spec­ta­cle stricto sensu, je remar­quai un jour un jeune homme accroupi sur le sol qui dessi­nait, à même le bitume, avec des craies de couleurs, je recon­nus sans peine «Thétis implo­rant Jupiter» de Ingres. Je ne sais depuis quand il avait com­mencé à repro­duire cette œuvre dont il avait une carte postale à côté de lui, mais le tra­vail était déjà bien avancé. Un attroupe­ment s’était créé autour de ce jeune homme et cha­cun admi­rait en silence le chem­ine­ment invis­i­ble qui allait de l’œil de l’artiste jusqu’à la main qui dépo­sait des traits de couleur. J’ai revu plusieurs soirs de suite cet homme jusqu’à l’achèvement de sa copie, je me sou­viens de lui avoir adressé la parole et lui avoir témoigné mon enchante­ment. Une nuit plu­vieuse se chargea quelques jours plus tard d’effacer ce chef d’œuvre, et, au grand dam des habitués du quartier, l’auteur ne réap­parut plus jamais. Qui aurait pu prédire que quelques vingt ans après je pour­rais accrocher un nom à ce jeune et tal­entueux artiste anonyme d’alors ?

Chris­t­ian Boeringer